2006 – Rebelle de nuit

Par Arnaud Robert, Le Temps, 5 juillet 2006

TRACY CHAPMAN. Elle est née un soir de 1988, devant plusieurs centaines de millions de téléspectateurs, au stade de Wembley. Dix-huit ans plus tard, elle porte sa guitare au Montreux Jazz.

Elle a toujours paru légèrement déplacée. Chemise blanche de garçon solide, rastas mutines, grosses chaussettes de laine vierge. En 1988 déjà, quand elle succédait à toutes les divas d’alors sur la scène caritative du stade de Wembley, lors de l’anniversaire de Mandela. Peter Gabriel et Youssou N’Dour avaient songé à elle, inconnue aux timidités maladives, pour parler de révolution. Le lendemain, douze mille exemplaires de son album quittaient les étals des marchands de disques. Et puis le Grammy, la renommée presque contrainte. Déplacée, Tracy. Aujourd’hui encore, à l’heure du tout rap dans les médias noirs et du tout flash dans les médias de masse, elle n’a pas viré de bord. Un folk d’activisme murmuré. Un engagement anachronique. Chapman, hors temps. Il faut revenir aux images de ce 11 juin, il y a dix-huit ans. Avènement parallèle de l’humanitaire et du culturel globalisés, Wembley signe son temps. Des centaines de millions de téléspectateurs, un gazon anglais piétiné, Youssou le Sénégalais devient un interlocuteur plausible pour les stars de la musique occidentale – bien mieux que le Savuka dansant de Johnny Clegg. Tracy Chapman est une île, ce soir-là. Sa solitude, démultipliée par la grandiloquence du spectacle, émeut. Ils sont nombreux, devant leur poste couleur, à vouloir la serrer dans leurs bras. Et apaiser ce tremblement de la voix, qui sera plus tard sa marque de fabrique. Elle chante «Talkin’Bout A Revolution» du bout de l’angoisse. Révolution cathodique où il paraîtrait désormais incongru de hurler tant les microphones, les caméras captent le moindre souffle. Chapman, sans le vouloir, invente la rébellion de son époque. Furtive.

Elle se souvient alors de cette nuit de Thanksgiving, quand elle taillait les trottoirs de Boston, une guitare en bandoulière, de vieux blues dans le coffre amassés par les Lomax au détour du siècle. Dans son bonnet, elle avait récolté 30 dollars, de quoi inviter son amie dans un fast chinois. Un début. Au Massachusetts des hivers drus, de la Mystic River, elle apprend l’Afrique à l’université; l’Afrique à domicile et en exil, en chaire d’«african american studies». Depuis, elle cite Cheikh Anta Diop, Rosa Parks, Nina Simone à tout bout de champ, moins pour s’inscrire dans la lignée que pour mettre dans sa bouche les mots des autres. Depuis les premières chansons, elle prend parti. Pour les pauvres, les exclus, tous ceux auxquels on pense quand on prend le temps de ne pas penser qu’à soi. A 13 ans, elle se fait prendre en étau par une bande de jeunes qui lui fendent la gueule. Ils la traitent de négresse, de guenon. Tracy intériorise sa colère. Elle sort goutte par goutte en petits couplets serrés qui n’effraient pas le chaland mais le remuent longtemps.

Tracy Chapman fait sensation. Une Noire qui croit en Joni Mitchell et Bob Dylan, autant qu’en Aretha Franklin. Elle a appris son métier – tenir six cordes de travers, et marmonner la paix des peuples – dans le circuit des campus et des bars. En 1987, quand elle signe son premier album (« Tracy Chapman», Elektra) grâce au papa d’un copain, elle fait légèrement tache. Le milieu des eighties. Il y a Eurythmics qui boîte à rythme. Dire Straits qui rock FM. Le dépouillement de Tracy, sa sobriété maladroite, font une respiration de vérité dans la décennie pop. Le grand soir de sa révélation, dans les coulisses de Wembley, les organisateurs ne savent pas trop où la caler. Finalement, Stevie Wonder, auquel il manque une connexion informatique pour lancer son tube, déclare forfait. Chapman, désignée volontaire, bouche le trou. «Pas le temps d’avoir peur. J’ai couru sur trente mètres de scène, avec mon câble qui pendait.» Dans la foulée, elle vend dix millions d’albums.

Sa première dépense de milliardaire? Elle rembourse sa bourse d’études. Puis s’achète de quoi éviter la médiatisation: une demi-retraite sans photographe. Tracy a publié sept albums en presque vingt ans. Quelques jours après son triomphe de 1988, elle débarquait pour la première fois au Montreux Jazz. Ceux qui s’y trouvaient se souviennent encore d’un joli animal effrayé, pétrifié devant Nobs, les projecteurs, le quai bondé. Elle avait conquis la salle à rebours de ses attentes; presque par défaut. Ce qui frappe, chez Chapman, aujourd’hui comme avant, c’est la pertinence des visions. Une musique de Chapman ressemble comme une sœur jumelle à une autre musique de Chapman. Mais ses textes se distinguent du tout-venant militant. Dans «America», pamphlet contre l’arrogance bushienne, elle chante que «Le fantôme de Christophe Colomb hante ce monde». Elle revient à 1492, l’air de rien. Pour ne pas gifler l’Amérique seulement. Mais l’Europe qui l’a inventée. Et tous ces peuples qui, à un moment ou l’autre, ont situé le centre du monde sur le méridien de Greenwich.

L’influence de Chapman se propage un peu partout. Elle se ressent en Afrique surtout. Où des hordes de futurs troubadours l’ont vue naître en direct télévisé. Ils ont des guitares comme elle, maintenant. Et continuent de traiter de révolution. Pour des publics qui n’y croyaient plus.

*Tracy Chapman. Mercredi 5 juillet, 20h30. Miles Davis Hall. http://www.montreuxjazz.com

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