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2000 – Tracy Chapman, fière d’être militante

Propos recueillis par Gilles Médioni, L’Express, 03/02/2000, (p.68-69)

Après cinq ans sans album, la Dylan noire revient avec Telling Stories. Entretien exclusif

Discrète comme une ombre, timide et frêle, elle parle peu, la tête baissée. Il faut apprivoiser Tracy Chapman, lovée dans le fauteuil d’une suite d’un palace new-yorkais. La femme est rare, l’interview, exclusive pour la France. Tracy Chapman n’a accordé qu’une poignée d’entretiens dans le monde. Elle réfléchit longuement avant de répondre, fixe son jean et ses grosses chaussures de cuir, livre peu à peu, d’une voix profonde et douce, ses paradoxes, ses colères et ses mutations. A 24 ans, elle heurtait de front l’Amérique blanche avec des chansons politiques et visionnaires qui défendaient la cause des Noirs : Talkin’bout A Revolution, Fast Car (1988). Et s’inscrivait d’emblée dans la lignée de Bob Dylan et de Joan Baez. Plus tard, son tube Bang Bang Bang (1992) annonçait les émeutes raciales de South Central, à Los Angeles. Depuis son dernier disque, New Beginning (1995), et après 20 millions d’albums vendus, Tracy Chapman s’était retirée à San Francisco, « pour travailler le bois et le papier ». A 36 ans, elle revient avec Telling Stories, onze chansons introspectives, graves, obsédantes, dégagées des modes et des thèmes précédents.

L’Express : La couverture du disque cadre la photo d’une ville, la nuit, dominée par ces mots « Telling Stories ». On n’y retrouve ni votre portrait ni votre nom. Pourquoi ?

Tracy : Je recherchais une image neutre pour ne pas brouiller les différents sens du titre. Telling Stories signifie raconter des histoires, sa propre histoire ou celle des autres. Ou bien se dire des mensonges à soi-même ou aux autres à son insu. La rélaité peut se révéler trompeuse. On croit voir les choses clairement, mais avons-nous vraiment toutes les clefs pour juger la vérité ?

L’Express : Il y a quelques années, vous vous décriviez comme une femme cynique remplie d’espoir. Avez-vous changé ?

Tracy : Ah oui… [Elle sourit] Je suis devenue sceptique. Contrairement aux personnes de mes chansons, qui ne se posent aucune question sur Dieu, sur l’amour, sur la mort, moi, je doute beaucoup.

L’Express : Qu’est devenue la Tracy Chapman contestataire d’hier, surnommée « la Dylan noire » ?

Tracy : Pour les 30 ans de Bob Dylan, j’ai eu la chance de lui rendre hommage et j’ai remarqué qu’il parlait beaucoup d’amour *, alors que l’on n’avait retenu que ses morceaux engagés. Je suis fière de ma réputation de militante… [Elle chuchote]. Sans me comparer à Bob Dylan, je crois que, pour toucher les gens, il faut raconter des histoires universelles, des chansons d’amour, donc, tout en témoignant du monde d’illusions, dominé par le capitalisme et la technologie. Seule la nature indique qui nous sommes vraiment, c’est ce qu’expriment les paroles de Paper And Ink [un titre sur le consumérisme].

L’Express : Dans Nothing Yet, la deuxième chanson sociologique de l’album, vous analysez la condition actuelle des Noirs aux Etats-Unis…

Tracy : J’espère me réveiller demain dans un monde plein de compassion. Mais demain peut être aussi plus catastrophique qu’aujourd’hui. Nous vivons depuis toujours dans l’idée d’une Amérique bâtie sur la liberté et l ‘égalité, sur la promesse d’un rêve accessible à tous, à condition de travailler à la construction du système en place. En même temps, il a bien fallu que quelqu’un paie le prix de cette liberté et de cette prospérité. Pendant longtemps, cela a été le Noir. Les Noirs traversent en ce moment une phase, où, comme le souligne la chanson, « cette vie est un crime, une bénédiction et une malédiction.

L’Express : Que voulez-vous dire ?

Tracy : Regardez les prisons : elles regorgent de Noirs. Ils ont là parce qu’ils se sont trouvés tout simplement à la mauvaise heure et dans le mauvais Etat d’Amérique. Ou bien parce qu’ils n’ont pas eu le choix. Les gens font parfois ce qu’ils peuvent pour survivre, même des choses illégales. Certains purgent une peine maximale pour de petites histoires de drogue. Les prisons sont pleines et coûtent cher. Cet argent, on pourrait le réinvestir dans l’éducation, la santé.

L’Express : Que pensez-vous du gansta rap, qui a popularisé, dans les années 90, l’image d’un Noir américain macho et violent ?

Tracy : Je me situe à l’opposé. Il faut savoir que la plupart des gangsta rappeurs sont issus de la classe moyenne noire, ils jouent le rôle de mauvais garçons et renforcent ainsi les préjugés des Blancs sur les Noirs défavorisé, les gangs, la drogue, le sexe… Le public blanc assume ces clichés et achète même des disques de gangsta rap, forçant un «interdit». Macy Gray et D’Angelo ou moi, nous combattons ces stéréotypes.

L’Express : On a beaucoup dit que votre public appartenait à la bourgeoisie blanche.

Tracy : Moi, je m’adresse à tous, comme beaucoup d’artistes noirs, sinon comment expliquer le succès de Whitney Houston ? Cela n’aurait d’ailleurs aucun sens de ne parler que pour une seule communauté et il n ‘y a de toute façon que 12% de Noirs aux Etats-Unis. Avoir du succès commercial revient à élargir son audience. Cela dit, la plupart des gens qui m’arrêtent dans la rue sont des Noirs, et ils connaissent mes chansons. Je crois que ce malentendu est venu des radios blacks qui ne programment que du rap et du R&B. Comme je n’entre dans aucune des deux catégories, je les dérange…

L’Express : Pour quelle raison mettez-vous en scène votre enterrement dans le morceau Unsung Psalm ?

Tracy : Ça vous a géné ?

L’Express : Disons, troublé.

Tracy : Pourquoi ?

L’Express : Ce n’est tout de même pas un thème courant ?

Tracy : Oh ! [silence]. Cette chanson parle évidemment de moi, même si, au début, je n’en étais pas le point de départ. C’était sûrement cathartique. Oui. [Elle soupire]. Il y a aussi un double sens. Cette femme se projette dans le futur et imagine sa propre mort. Et, en même temps, elle est peut-être déjà morte, mais elle ne la sait pas encore.

L’Express : Telling Stories raconte les batailles incessantes entre lavie et la mort, le paradis et l ‘enfer, la foi et le parjure.

Tracy : Oui, comment chacun choisit son paradis, voilà ma grande préoccupation. On peut décider de mener une vie droite et pure jusqu’à sa mort, ou de vivre au jour le jour, en s ‘accommodant dans les plaisirs du moment, même si l’on sait, au fond du cœur, que l’on se trompe. L’idéal, c’est d’expulser tout sentiment de culpabilité.

L’Express : L’art, pour vous est-il lié à Dieu ?

Tracy : Franchement, je ne sais pas. Toute création a sa part de mystère. De quelle façon les mots et les notes s’assemblent-ils ? j’ai décidé de ne pas analyser ce processus. Je ne sais pas si j’en serai capable. Alors, l’art serait-il lié à Dieu ? Peut-être. Aucune idée . [Silence] Ça se pourrait bien ! [Elle rit].

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