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2002 – Tracy Chapman, la renaissance de Cendrillon

Par Dominique Le Guilledoux, Le Monde, Octobre. 2002

Après une décennie difficile, la “Dylan noire” revient avec un disque qui parle de la difficulté d’aimer, de solitude et de désirs piégés.

Quelque chose a changé. Tracy Chapman avait pris l’habitude de s’enfermer ou de fuir les journalistes, le show-business, les voyages, les radios blacks qui ne programmaient que du rap. Sans doute était-ce la fatigue, le besoin de se retrouver seule à San Francisco où elle a élu domicile. Vivre une vie normale. Travailler le bois, apprendre à dessiner. Essayer d’oublier les albums plus ou moins réussis. Jouer de la guitare. Ecrire. Tracy Chapman a réussi à renaître, il y a deux ans. En dehors des modes, son album Telling Stories offrait des chansons introspectives et graves. Son nouveau disque, Let It Rain, confirme l’embellie : des textes écrits à fleur de l’âme, des mélodies entêtantes, une voix de blues, toujours la même, profonde et obsédante.

Tracy Chapman est soulagée. Timide, un peu moins discrète, elle regarde ses grosses chaussures de cuir. Ses dreadlocks sont nouées en queue de cheval. Elle réfléchit longuement et se met à parler. Lentement. L’enfance n’est pas très gaie. Elle est élevée avec sa sœur par sa mère, seule. Le père les a abandonnées. Sa mère a un travail modeste à Cleveland (Ohio) mais le dimanche, elle est apprêtée avec ses coiffures roulées aux bigoudis. A l’église, elle chante d’une voix aiguë des histoires tristes de femmes noires. Gospel et guitare sèche. Tracy écrit des poésies et de courtes histoires dès le plus jeune âge. Sa mère et sa sœur économisent pour lui acheter une guitare quand elle a huit ans. Au collège, elle joue dans les cérémonies religieuses. Un prêtre organise une collecte pour lui offrir une nouvelle guitare. A l’université de Tufts (Massachusetts), elle étudie l’anthropologie mais joue toujours dans sa chambre.

Un jour de Thanksgiving, il fait froid, il neige. Tracy est en rade à Boston pour les vacances. Pas d’argent, rien de particulier à faire. Une copine lui suggère qu’elle pourrait chanter dans la rue pour se faire un peu de monnaie. “Ahh, je ne sais pas“, dit Tracy. Quelques heures plus tard, elle se retrouve à Harvard Square, sous la neige tombante, sa guitare à la main, une boîte à ses pieds. Elle interprète des vieux morceaux de blues, des chansons qu’elle a apprises dans sa classe d’ethno-musicologie et quelques compositions originales. “Les pauvres vont se lever et prendre leur part. Les pauvres vont se lever et prendre leur dû.” Elle gagne ainsi 30 dollars, de quoi acheter pour elle et sa copine un repas de Thanksgiving. Elles s’offrent une petite bouffe chinoise. C’est un début.

Tracy entre très vite dans le circuit folk local. Les rues, les cafés, le campus. En 1987, elle signe un album intitulé Tracy Chapman sur le label Elektra. L’époque est marquée par les synthétiseurs et les drums machines en tout genre. Son album est une bouffée d’air frais. Une voix chaude et passionnée. Le dénuement absolu. Des textes qui marquent un sens aigu de l’observation, enracinés dans son passé de jeune fille qui a grandi dans un quartier déshérité de centre-ville. Le succès critique et commercial est au rendez-vous.

D’UNE RÉVOLUTION À L’AUTRE

Tracy est invitée à faire une apparition au concert de soutien à Nelson Mandela qui fête son soixante-dixième anniversaire au stade de Wembley à Londres. Toutes les stars sont là. “Ils ne m’avaient pas trouvé de place et j’attendais avec ma guitare acoustique. Ils voulaient me glisser entre deux numéros.” Les organisateurs annulent au dernier moment, lui demandent de retourner dans sa loge et d’attendre. Vient le tour de Stevie Wonder, calé sur un créneau TV de prime time. Celui-ci réalise qu’il lui manque des programmes informatiques, il ne peut se produire sans eux. C’est la panique. On appelle Tracy. “Je devais vraiment courir sur la scène tout en traînant mon câble de guitare. Je n’étais pas préparée, je n’avais pas le temps de sentir la pression.” Sa chanson Talkin’ About a Revolution fait sensation auprès de millions de téléspectateurs et se retrouve première dans les charts. L’étudiante du Massachusetts vend dix millions d’albums. La protest sin ger devient une star, on la nomme la Dylan noire, elle n’en est pas mécontente, elle le rencontre d’ailleurs au cours d’un concert où elle lui rend hommage.

Mais elle n’est pas préparée à un tel succès. “Et personne dans mon entourage ne l’était, même pas mon manager. C’était étrange.” Tracy rembourse ses études, aide sa famille, tente de garder la tête froide, fuit les honneurs, se moque des trophées et garde la plume acérée contre les discriminations raciales, la société de consommation, la solitude des hommes et des femmes vivant dans la civilisation post-industrielle. Elle a signé un contrat qui l’oblige à faire une série d’albums, des tournées de promotion et des concerts partout dans le monde.

Pendant les années 1990, elle s’épuise, se sent piégée, écrit une chanson contre l’argent, Paper and Ink. “J’ai connu des difficultés dans ma vie personnelle. Je sentais que j’étais prise dans un cycle, au-delà de tout contrôle“. Tracy prend du recul, change de manager. “J’avais besoin de jouer de la guitare toute seule, puis avec d’autres musiciens.” Ses textes aujourd’hui parlent de la difficulté d’aimer (“Chaque fois que nous nous rapprochons, je ne fais que courir”), des images impossibles de vie idéale, d’extrême solitude, de désespoir, de cerveaux encodés, de désirs absorbés par des slogans de publicité. Elle n’est pas loin de penser, comme à l’âge de 16 ans, qu’il faudrait une révolution, mais laquelle ?

Il faudrait au moins une société plus équitable. Les gens devraient être capables de subvenir à leurs besoins en matière de logement, de protection sociale, d’éducation. Ce n’est pas la priorité du gouvernement Bush. Tout le monde souffre en Amérique. Il y a beaucoup plus de pauvres qu’il y a deux ans. Les gens perdent leurs économies à la Bourse, les grands dirigeants continuent de gagner des centaines de milliers de dollars. Le 11 septembre a fait oublier tous les problèmes intérieurs. Depuis, c’est le Bien, le Mal, tout noir, tout blanc, ça rassure plein de gens. Je ne suis pas sûre de comprendre quel rôle Bush veut donner aux Etats-Unis dans le monde.” Farouchement opposée à la guerre contre l’Irak, elle redoute que son pays agisse seul. “Depuis le 11 septembre, on a compris que les pays du monde entier étaient interconnectés.” Tracy Chapman n’a plus peur de parler. D’une voix hésitante, presque fragile, elle enchaîne cinq interviews par jour.

Dominique Le Guilledoux

Let It Rain, de Tracy Chapman, 1 CD Warner Music.

Biographie

1964
Naissance à Cleveland (Ohio).

1972
Première guitare, offerte par sa mère et sa sœur.

1988
Concert à Wembley, révélation de son tube “Talkin’ About a Revolution”.

2002
Sortie de “Let It Rain” (Warner).

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