2005 – La douce gravité du folk

Par Véronique Mortaigne, Le Monde, 3 décembre 2005

Depuis Talkin’Bout Revolution, paru en 1988, Tracy Chapman n’a jamais déserté le terrain politique, ni le territoire français où elle est en tournée après la parution en septembre de Where You Live, septième album studio en dix-sept ans de carrière. Agée de 41 ans, cette Afro-Américaine diplômée d’anthropologie et d’études africaines de l’université de Medford (Massachusetts) vit à San Francisco, pour la beauté de la ville et de son environnement — “la baie, les montagnes, la mer, l’architecture éclatée en villages. Et puis il fait chaud, pour moi qui ai passé des hivers congelée à Boston, c’est un avantage.

A quelques heures de son concert parisien à l’Olympia, vendredi 2 décembre, la jeune femme, pionnière des tournées d’Amnesty International, confie ne pas s’imaginer sans guitare sèche, l’instrument fétiche de la musique folk. “Jouer de la guitare, écrire ses propres chansons, n’est pas synonyme de folk. D’ailleurs faut-il attribuer une marque à la musique ? Celle que l’on joue aujourd’hui est un alliage de rock, de folk, de pop, de blues, etc. Personnellement, je n’ai pas grandi avec la génération du folk contestataire, Joan Baez, Bob Dylan ou Woodie Guthrie. Mes parents, et la communauté afro-américaine, écoutaient leur musique : du R & B, de la soul, du gospel, Marvin Gaye, Aretha Franklin, Mahalia Jackson, The Four Tops, du jazz. A la radio, j’ai entendu du très mauvais rock des années 1970, puis du disco bien sûr. J’ai découvert la musique acoustique à seize ans, quand, boursière, je suis partie étudier dans le Connecticut. Là j’ai écouté Neil Young, Joni Mitchell, Bob Dylan.

Tracy Chapman, jean impeccable, boots, chemisier, cheveux en cascade, a le regard singulièrement concentré. Au fil des mots, elle revendique le droit à être entière. Sans compartiments. C’est donc aux organisations de défense des droits de l’homme que va sa préférence, parce que le front est large.

SE BATTRE POUR LA LIBERTÉ

Quand d’autres militent pour les gays, les Noirs, les femmes, elle s’attache aux principes : se battre pour la liberté, pour l’équité, contre l’exclusion des plus démunis. “Il n’y a pas de séparation entre la vie politique, culturelle, personnelle, tout est en relation. Ce qui m’intéresse, c’est comment le monde s’organise à travers un individu, quel lien il tisse avec sa communauté. A l’origine, la musique populaire — le folk, le blues, la chanson européenne — décrivait tous les aspects de la vie, l’amour, la mort, le travail, Dieu, la nature. Le marché, l’obligation de vente a gommé le potentiel de la chanson “sérieuse” — la musique country a parfois conservé ce sens de la chronique sociale.

Tracy Chapman écrit donc des chansons d’amour et de politique, dans un certain désordre chronologique, comme en témoigne Where You Live, conçu entre 2001 et 2005 — en chevauchement avec Let It Rain (2002). De 3 000 Miles, description de la dangerosité d’un monde de brutes où la femme est une cible, à America (“Le fantôme de Christophe Colomb hante ce monde/… Nous sommes malades et fatigués, affamés et pauvres/par ce que tu continues à conquérir de l’Amérique”), l’Américaine aux airs juvéniles part en guerre contre le “bushisme” ambiant.

J’ai écrit America en 2000, après l’élection de George Bush contre Al Gore, marquée par tant d’irrégularités ! En particulier en Floride, dont le frère de George Bush était le gouverneur. La Cour suprême des Etats-Unis n’a pas permis que les votes, en majorité afro-américains, soient recomptés et a donc choisi Bush comme président. Cela a été un moment de grande démoralisation aux Etats-Unis. Avec sa cohorte de vieux, de pauvres perdus devant leurs bulletins de vote et les machines à voter, cette élection a montré le fossé qui sépare l’idéal de l’Amérique, lieu de la démocratie, des opportunités, des secondes chances, et sa réalité.

Ensuite, elle parle de l’Afrique (“J’y suis allée plusieurs fois, au Sénégal, au Burkina Faso, au Zimbabwe, en Afrique du Sud, mes ancêtres me relient à ce continent“), de Nina Simone, jamais croisée. Et de Rosa Parks (1913-2005), exemple d’un individu solitaire qui a changé le cours de l’histoire. “Elle avait eu ce geste incroyable de refuser de céder sa place de bus aux Blancs, comme l’exigeait la loi dans l’Alabama en 1955.” Elle devint un symbole antiségrégationniste et ouvrit la voix au Mouvement des droits civiques mené par Martin Luther King. “Aujourd’hui, dans un monde global, interdépendant, en réseau, avec la téléphonie, le Net, nous avons de grandes responsabilités les uns par rapport aux autres“, dit Tracy Chapman.

(www.about-tracy-chapman.net).

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