Solo girl (Best, Août 1988)

Par Bruno BLUM, Best #242, August 1988 (page 54-55)

Face au public et a tout ce qui peut menacer une femme, jeune, noire et Américaine, Tracy Chapman a choisi de se tenir seule. Elle semble en avoir la force suffisante.

Et voilà, une star est née. Une vraie. Qu’on la jauge au potentiel commercial ou créatif, Tracy Chapman vient de sortir un de ces disques où la forte personnalité ambiante met tout le monde d’accord : c’est CONSISTANT. Départ foudroyant en Amérique. Encouragement unanimes des journaux (un fait assez rare pour qu’on le signale !). On parle de protest-songs et de Bob Dylan du temps où il officiait seul derrière une Gibson sèche. On la compare à Joan Armatrading, et on verse des larmes d’émotion lors de ses concerts. Gonflée, elle se présente seule sur scène, une gratte sous le bras, et captive un stade entier avec sa voix et ses histoires sincères.

« Don’ you know
They’re talkin’ bout a revolution
It sounds like a whisper »

Elle débarque de Cleveland, Ohio, non loin de la patrie de Chrissie Hynde, un autre centre industriel de l’Amérique. Je l’ai rencontrée dans un hôtel parisien, et elle s’est prêtée à mes questions malgré une nuit de trois heures et un épuisement généralisé. On l’a tirée du lit (où elle est repartie illico) pour la coller devant mon micro.

Best : “Sur la feuille explicative de la maison de disque, il y a écrit « n’aime pas parler de ses chansons », c’est vrai ? ?”

Tracy : « Non, disons que je n’aime pas me mettre à expliquer mes chansons, elles parlent d’elles-mêmes.
« You got a fast car
I got a plan to get us of here
Here i been workin’ at a convenience store
Managed to save jsut a little bit of money »

Les paroles de Tracy sont simples, et elle les a fait traduire en quatre langue sur la pochette intérieure. Ça parle de « Why when they’re so many of us and there’s people still alone » et d‘espoir.

Tracy : Je joue en solo. C’est comme ça que j’ai toujours fait. Et je n’ai pas l’intention de monter un groupe pour l’instant. Peut-être l’année prochaine, pour une tournée.

Best :”Parle moi d’où tu viens, qui tu es…”

Tracy : (Elle me montre la biographie en souriant…) C’est marqué là-dedans. Je trouve que c’est vraiment ennuyeux de parler de ça ! (Elle jette un œil sur sa biographie en français).

Best : “A ton avis, qu’est-ce qu’on a vraiment besoin de savoir ? ? !”

Tracy : Bah, c’est marqué là, je sors de l’université, je viens d’étudier l’anthropologie pendant quatre ans, tout en faisant les boîtes avec ma guitare. C’est pas une mauvaise idée que de me demander de donner les questions en plus des réponses, mais dans l’état où je suis, c’est vraiment impossible, je suis très fatiguée !

Best : “Qu’est-ce que tu essayes de faire ? Quel est ton grand projet ?”

Tracy : Oh, il n’y pas vraiment de grand projet. Disons que je crée de la musique depuis que je suis enfant, que je le fais toujours, et qu’il semble envisageable que je puisse en vivre, maintenant. Je le fais d ‘abord parce que j’aime faire ça. J’aime la musique, j’aime écrire. Et j’aime chanter.

Chanter ! Tracy aime chanter. Sa belle voix est forte, intimiste, on sent qu’elle sent, elle raconte pas de blagues, elle pense chaque mot qu’elle prononce. Il ne lui semble pas utile de s’embarrasser d’un groupe pour faire passer le feeling. Sur le disque, pourtant, de simples mais savants arrangements enrobent sa voix. Petits rythmes inextricables, colorations qui la mettent en valeur, merci à la production discrète de David Kershenbaum.

Best : “Quels sont les groupes actuels que tu aimes ?”

Tracy : J’écoute beaucoup de gens, je n’ai pas de favoris. Et puis avant de venir ici en Europe faire ces concerts et ces interviews, je n’ai eu que deux jours de vacances. J’étais sur la route avant, et je n’ai pas pu écouter beaucoup de musique. La seule chose qui m’ait marquée récemment c’est The Indestructible Beat of Soweto , un recueil de différents groupes sud-africains. C’est vraiment un très bon disque.

Best : “Tu fais des chansons qui parlent souvent de sujets « sociaux » : racisme, pauvreté, révolution… Je pense à Bob Dylan. Il me semble qu’il a essayé de changer certaines choses…”

Tracy : Je pense qu’il a d’abord essayé d’être auteur de ses chansons. Je ne crois pas qu’il ait essayé d’affirmer grand chose d’autre que ce qu’il affirmait en étant simplement un musicien, en étant l’individu qu’il était et en jouant ses chansons. Il y a des gens qui font ce qu’on appelle des « protest-songs », ou des chansons politisées, et qui ont un but précis quand ils le font. Pour ma part, je suis musicienne, et j’écris sur des choses qui m’inspirent. Des onze chansons de mon disque, il s’en trouve certaines que d’aucuns trouveront politiques. La politique fait partie de tout. La plupart des gens ne veulent même pas considérer cette idée là. Et pourtant ça vaut aussi pour les relations affectives. Je ne considère pas mes chansons comme politiques, où à consonance sociale. Ce sont juste des chansons… sur les relations. A un tout petit niveau. Les relations entre les gens. A un plus large niveau, ça veut forcément dire des groupes de gens, des cultures, des gouvernements, et la relation des gens avec le monde, leur environnement.

Best : “Puisqu’on parle de Dylan, c’est le jour où il a largué sa guitare sèche et qu’il a monté un groupe de rock que le monde entier a flippé, et qu’il est devenu cette rock star énorme..”

Tracy :Oui, mais je crois qu’il y a quelque chose de puissant dans le format de l’artiste seul sur scène, que ce soit à la guitare, au piano ou un autre instrument. Personne ne fait ça aujourd’hui . Et ce n’est pas pour ça que je le fais ! C’est comme ça que j’ai toujours travailler, c’est mon truc.

Best : “Tu n’as jamais eu de groupe ?”

Tracy :Non, On l’a fait pour le disque, en studio mais c’est différent. D’ailleurs à ce sujet, on a enregistré toutes les rythmiques directement, on jouait ensemble. Ça ne se fait plus du tout aujourd’hui. Tout le monde enregistre piste après piste. La batterie, puis la basse, chacun son tour. Mais c’est ce que j’ai fait de plus approchant d’un groupe. Je trouve que c’est une démarche différente, c’est peut-être une ouverture plus large vers les gens, je leur communique mieux ma musique. Certains ne voudraient pas m’écouter si j’étais strictement seule sur le 33. Mais je pense que ça peut aussi détourner l’attention et que ce n’est pas forcément le meilleur moyen de communiquer la chanson. Pour l’instant je continue seule comme je l’ai toujours fait. Pour le groupe, on verra l’année prochaine !

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