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La femme forte, Tracy Chapman (Musicien, 1989)

Par Yves Bigot, Traduction de Christophe Rossi, Musicien #16, 1989

Après Odetta dans les années 60, Joan Armatrading dans les années 70, Tracy Chapman est la vois forte et profonde du folk-blues des années 80/90. Economie de moyens, retour à l’idéalisme, Tracy s’est fait une belle place au soleil dans le club très sélect des garçons de la rock-pop-music. Confidences après un premier album phénoménal et un second réussi.

– Pourquoi avoir choisi le titre « Crossroads » pour votre deuxième album ?

Ce titre ne m’est venu que vers la fin de la réalisation du disque. J’ai ressenti cet album comme un tout, certaines caractéristiques communes se retrouvaient dans différentes chansons et j’ai pensé que ce titre vraiment approprié. Crossroads, la chanson, remonte à plusieurs années déjà, elle s’inspire d’un blues de Robert Johnson et de toute l’imagerie qui peut se rattacher à ce sujet précis.

– De toute évidence, dans la chanson de Robert Johnson comme la vôtre, ce « croisement » n’est pas seulement celui de deux routes, mais aussi une image symbolique du bien du mal

Comment savoir à l’avance si on a pris la bonne route ? C’est un risque à prendre.

– Chaque titre de notre nouvel album sonne différemment…

Les chansons m’ont dicté le choix de l’instrumentation. J’avais déjà à l’esprit les instruments que je voulais utiliser, principalement des instruments acoustiques (banjo, accordéon) aux antipodes des synthétiseurs. Nous avons essayé différentes formules.

– David Kershenbaum a la réputation de faire travailler très dur les artistes qu’il produit. Est-ce exact ?

Non, je ne le pense pas, mais, après tout, ce n’est que la deuxième fois que nous collaborons. En tous les cas, je n’ai pas eu cette impression.

– L’album se termine par “All That You Have Is Your Soul”, une chanson dans laquelle vous affirmez que notre seul bien, c’est l’âme. Dans la chanson de Robert Johnson, le héros vend son âme au diable pour bien jouer de la slide guitare. Avez-vous dû faire ce genre de sacrifice dans votre carrière ?

Ha, ha ! bien sûr que non ! Mais certains en sont capables et, pour satisfaire leurs besoins matériels, négligent la plus élémentaire dignité.

– Vendriez-vous votre âme, ou même une parcelle d’âme pour pouvoir écrire des chefs-d’œuvres ?

Oh que non ! Si l’artiste et sa conscience s’exposent parfois à des compromissions, je n’y ai, pour ma part, jamais cédé, jamais. Même pour un chef d’œuvre.

– Vous affirmez avoir écrit “Crossroads” bien avant votre succès. D’une certaine manière, elle traite justement de la célébrité et du tournant décisif que représente un second album dans une carrière de chanteur. Une chanson prémonitoire ?

La signification de cette chanson peut s’appliquer à différentes situations.

– Mais votre immense succès vous a-t-il affectée ?

Oui, bien sûr, mais surtout dans la manière dont les gens réagissent vis-à-vis de moi maintenant.

– Tout s’est passé très subitement, en ce qui vous concerne.

C’est injuste de dire que quelqu’un a du succès du jour au lendemain, il faut prendre en compte plusieurs années de lutte avant l’heure de gloire, peu de gens pensent à cela. Mais ça n’a pas affecté ma manière de vivre. Je le répète, ce qui a changé, c’est le comportement de certaines personnes envers moi et le fait que je sois devenue une célébrité.

– Cela vous gène-t-il dans votre manière de communiquer maintenant ?

D’une certaine manière, oui. Les gens se comportent comme s’ils me connaissaient, ou bien ils sont intimidés parce qu’ils ne voient en moi que l’artiste célèbre. Je souffre d’un manque d’intimité. Seule bonne chose : on me traite bien, on se met en quatre pour moi, c’est appréciable.

– Vous semblez être une personne très réservée. L’avez-vous toujours été ?

Oui, j’ai toujours été comme ça.

– Vous n’êtes pas du genre mondain, plutôt avare de confidences et tout ce que l’on sait de vous est souvent rapporté par d’autres personnes. Durant la tournée Amnesty International, on a dit que vous faisiez bande à part. C’est votre caractère ou une sorte de paranoïa ?

Non, je suis comme ça. Je ne sais pas très bien ce qui s’est dit sur mon compte durant cette tournée, nous avions si peu de temps pour communiquer vraiment. J’avais un emploi du temps très chargé : concerts, conférences de presse, etc. La tournée était très éprouvante et je consacrais mon temps libre à dormir pour récupérer. J’ai mon petit cercle d’amis, de vieilles relations avec qui je passe la plupart de mon temps, je fonctionne comme ça.

– Pour votre deuxième album, vous êtes allée à contre-courant : vous n’avez pas profité de vos accointances avec des musiciens de grand renom. Au contraire, vous avez eu le bon goût de n’inviter que Neil Young, mais il fait tout sauf chanter !

Je n’avais fait aucune prévision quant à savoir avec qui travailler pour cet album. J’ai pensé qu’il ne serait pas nécessaire de faire appel à d’autres personnes. J’ai demandé à Neil de participer à l’album après l’avoir entendu jouer de l’harmonica. Ça n’a pas marché pour l’harmonica mais il voulait vraiment collaborer avec moi sur ce disque, et j’ai aimé ce qu’il a fait sur All That You Have Is Your Soul.

– Vous avez participé au « Bridge Concert » organisé par Neil Young Oakland pour financer le centre pour handicapés dont s’occupe sa femme. Pensez-vous appartenir à une certaine communauté, pas celle des rocks stars, mais plutôt d’une communauté d’esprit ?

Oui je me sentais à l’aise dans ce contexte, c’était un concert de musique acoustique ; tous ceux qui y participaient aimaient ce genre de musique. Je pense appartenir à la scène folk traditionnelle contemporaine et je me sens unie par un esprit de camaraderie avec ces gens-là.

– Durant la tournée Amnesty vous avez chanté une chanson de Bob Dylan et une de Bob Marley avec toute l’équipe des stars. Que retenez-vous de ce genre d’expérience ?

C’était super. On avait répété les chansons, on chantait chacun un couplet, et les artistes locaux invités chantaient aussi avec nous, certains ne parlaient même pas l’anglais, un ne connaissaient pas bien les paroles, c’était toujours imprévisible.

– Le fait de chanter les mots de Dylan et Marley présentait-il une signification particulière pour vous ?

Non, je n’ai pas vu les choses comme ça. Dylan et Marley sont parmi mes auteurs préférés, nous avions choisi ces chansons au début de la tournée parce que nous les trouvions de circonstance. C’était important de choisir ces chansons pour leur message mais aussi pour faire connaître Bob Dylan et Bob Marley à la nouvelle génération. Ce sont des artistes majeurs. Chez moi, j’écoute Dylan, et aussi Betty Wright et Aretha Franklin.

– Dans vos chansons vous évoquez principalement des problèmes graves, avec parfois un certain sens de l’humour, mais en général on retient de vous l’image de quelqu’un d’assez triste

Je suis toujours très sérieuse, mais je ne suis pas triste tout le temps. Après ces deux albums, j’aimerais explorer d’autres domaines musicaux comme par exemple la composition et l’interprétation de chansons au rythme plus enlevé.

– Quelles sont les choses qui vous font rire ?

Ce qui fait rire les autres en général ! Parfois, des acteurs comiques comme Eddie Murphy, Steve Martin ou Richard Prior.

– Outre Crossroads, votre dernier album comprend d’autres chansons écrites il y a longtemps comme “Born To Fight” et “Freedom Now” que vous avez déjà interprétées sur scène. Y a t-il d’autres chansons puisées dans votre « vieux catalogue » ?

Oui, mais est-ce vraiment important d’en parler ?

– Cela pourrait éclairer la lanterne de ceux qui vous écoutent car, après tout, avant de connaître le succès que vous avez rencontré, vous écrivez peut-être différemment, non ?

Je n’écris pas pour mon public mais pour moi-même. Je ne pense pas que le fait de savoir quand a été écrite telle ou telle chanson apprendra quoi que ce soit au public.

– Dans « Subcity », vous utilisez le terme « Président ». L’avez-vous fait en pensant que de, cette manière, le Président écoutera votre chanson ?

Non, il s’agit d’un symbole. Le « président » représente le pouvoir politique, les personnes supposées représenter le peuple.

– Je vous pose cette question parce qu’en France nous avons une chanson, “Le Déserteur”, écrite par Boris Vian dans les années 50. Le chanteur s’adresse à « Monsieur le Président » pour lui dire qu’il refuse de partir à la guerre, c’est un peu comme dans “Blowin’ In The Wind”. Je n’ai pu m’empêcher de faire le rapprochement entre ces deux manières d’apostropher le Président

Je comprends

– Il existe un fossé entre la réalité et la manière dont on la représente, principalement à cause du rôle des médias. Par exemple, la différence entre les élus politiques et leur discours et ceux qui votent pour eux. “Subcity” traite de ce sujet, non ?

Les gens prennent conscience qu’il y a de plus en plus de pauvres, de sans-abri, de chômeurs, et un accroissement du sous-prolétariat, bref, que nous sommes en présence d’un réel problème. Cette réalité n’est pas nouvelle. Seulement, aujourd’hui, des groupes organisés de personnes exigent qu’on prenne des mesures pour introduire de véritables changements dans le système afin de donner une existence décente à tous les laissés-pour-compte de la société.

– Il existe aujourd’hui un curieux paradoxe : le public vous écoute ainsi que les problèmes graves que vous soulevez, il approuve votre discours mais n’agit pas pour autant. Il ne considère que l’aspect esthétique. Avez-vous l’impression de servir d’alibi ?

Non, je ne suis pas responsable de la conduite d’autrui. J’aimerais que mes chansons puissent aider les autres à évoluer. Je me rassure en pensant que si le public n’agit pas aujourd’hui, ni même demain, il le fera peut-être dans cinq ans, et qu’en fin de compte, quelque chose fera réagir les hommes, qu’il ne suffira plus seulement de soulever les problèmes, mais de les affronter et de changer réellement les choses.

– Elliot Roberts m’a appris que vous envisagiez d’effectuer une tournée en Afrique cette année. Est-ce la tournée Amnesty qui vous a inspiré une telle décision ?

Oui nous allons essayer de monter cette tournée africaine. J’ai passé pas mal de temps au Zimbabwe et je trouve particulièrement intéressant de me retrouver dans des lieux complètement étrangers, comme l‘Inde par exemple. Sur le plan musical, il existe un échange extraordinaire de cultures, c’est pour cette raison que je souhaite jouer en Afrique.

– Les artistes noirs américains semblent entretenir un rapport étrange et complexe avec le continent africain.

Je pense qu’il en va de même avec les Américains blancs dans leurs rapport avec l’Europe. Une tournée en Afrique ne représente pas pour moi un retour vers ma terre. Mais il est vrai que je me sens proches des Africains et que mon histoire personnelle contient des racines qui plongent au cœur de ce continent. Mon peuple a été délogé d’Afrique il y a si longtemps qu’il est normal de ne pas nous sentir chez nous là-bas. A vrai dire, de nombreux Noirs américains se sentent dans les limbes…

– Cela nous ramène à Robert Johnson qui représente sans doute la véritable forme de la culture américaine. Paradoxalement, l’oppression semble constituer le générateur privilégié de la création artistique.

Oui et non. Parfois l’homme se trouve confronté à de telles situations, de telles souffrances, qu’il en devient surhumain, c’est la seule alternative qui lui reste pour survivre ! Cette volonté de lutte prend parfois la forme de l’expression artistique. Mais j’aimerais que ce ne soit pas seulement l’oppression ou la répression qui favorisent la créativité artistique d’un peuple. Qu’on en finisse avec ce vieux cliché de l’artiste crevant la faim et qui trouve la substance de son art dans une existence misérable.

– A travers vos chansons et vos prestations sur scène, on sent rayonner en vous une très forte confiance.

J’aime ce que je fais, je crois en ce que je chante, je pense que sur scène je suis bonne, voilà d’où me vient cette confiance. Je sais que je peux toujours compter sur moi.

– Avez-vous beaucoup travailler pour en arriver là ?

Je n’ai jamais étudier le chant et n’ai pris que quelques cours de guitare. J’ai travaillé ma présence physique. Avant j’avais un trac fou. J’ai appris à contrôler et à diriger mon énergie.

– Cela requiert-il une pratique particulière ?

Non, il n’y a pas de méthode, pas de rituel ni de méditation. Généralement, je joue de la guitare avant de monter sur scène, je bois du thé chaud pour me chauffer la voix. C’est tout.

– En tournée vous mettez-vous dans une condition mentale particulière avant d’entamer une chanson ?

Non, je pense que je ne pourrais pas chanter une chanson parce que je ne la ressens pas à ce moment-là précis ou parce que je me sens pas dans une forme physique adéquate, je l’abandonne. Ça m’arrive parfois. Il n’y a pas de raison précise à cela.

– La pochette de l’album est signée Herb Ritts. Pourquoi y figurez-vous pieds nus ?

Nous avons fait la séance photo dans le désert, il faisait très chaud et j’ai ôté mes souliers et les chaussettes pour me mettre à l’aise, c’est tout. On m’a déjà demandé s’il n’y avait pas là une signification précise, il n’y en a aucune. Sur le moment, je n’ai pas pensé que cela pourrait avoir une implication quelconque.

– Lorsque vous vous voyez à la télévision ou dans un magazine, que pensez-vous de la manière dont on vous représente ?

C’est une curieux privilège que d’avoir sa vie chroniquée de la sorte. C’est très étrange de voir l’évolution de son image à travers les différentes photos. Je me trouve souvent plus âgée que le public ne l’imagine. Mais en général, je me reconnais dans ces portraits.

– Est-ce plaisant de se découvrir à travers les médias ?

C’est parfois excitant de se voir dans un magazine, mais je n’aime pas trop les séances de photo. Mon premier disque a eu beaucoup de succès en Europe, cela m’a surpris, autant que de me voir dans les magazines. C’est réconfortant de savoir qu’il y a quelque part des gens qui écoutent vos disques et prêtent attention à ce que vous dites.

– En tant qu’auteur, que ressentez-vous en lisant les mots écrits à votre sujet ?

Cela dépend de ce que l’on écrit. Maintenant je ne lis presque plus ce que l’on dit sur mon compte. Si j’interprète mal ou si je ne suis pas d’accord avec les propos du journaliste, j’en serais déçue, mais ne pourrais rien y changer.

– Existe-il des faits rapportés qui se révèlent inexacts et qui font partie désormais de la légende Tracy Chapman ?

En général, les chroniques concernent ma musique, ce qui reste, à mon sens, le plus important.

– Cette attitude des médias, plus focalisés sur votre musique que sur la personne Tracy Chapman, vous influence-t-elle dans votre manière d’écrire ?

Oui, sans doute. C’est aussi lié au fait de savoir si oui ou non vous utilisez votre image, si vous en jouez avec. Je ne fonctionne pas comme ça, j’ai horreur des curieux, des photographes.

– Etes-vous d’accord avec Miles Davis lorsqu’il prétend qu’il existe aujourd’hui encore un sérieux préjudice envers les Noirs, mêmes célèbres, quant à leur représentation dans les médias ?

A priori, oui. J’avoue ne pas avoir bien examiné le problème. Cela expliquerait en partie pourquoi certains artistes noirs se représentent de manière forte comme Michael Jackson ou Prince. Le racisme est irrationnel et n’a rien à voir avec votre compte en banque. Cela ne devrait pas présenter aucune importance, mais de toute façon, cela ne change pas la façon de penser des gens, ni leurs préjugés et leur ignorance de tout ce qui est différent d’eux-mêmes !

– A travers vos nombreux concerts, qu’aimeriez-vous que le public retienne de vous ?

Je souhaiterais que ma musique le touche et qu’il y réponde émotionnellement et intellectuellement.

– C’est ce que vous attendez d’un concert lorsque vous êtes dans le role de simple spectatrice ?

Oui, j’attends de l’artiste ce que mon public attend de moi : qu’il capte mon attention.

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