À propos d’une révolution (Novembre 1988)

Par François Ducray, Best #244 November 1988 (Page 49)

Chanteuse de l’année des chanteuses, Tracy Chapman est aussi une splendide rupture du cours prévisible des eighties

« L’amour est haine/ La guerre est paix/ Non dit oui/ Et nous somme tous libres ! » (Why? T.C.)

Depuis combien de lunes quelqu’un qui demande « pourquoi ? « dans un titre de chanson n’en a pas fait un numéro un ? Et pourquoi, au fait ? Depuis Bob Dylan, serait on tenté de répondre, et encore : Old Zimmy tarabiscotait tout ce qui le grattait, y compris et surtout ce genre d’interrogation un tantinet trop fondamentaliste pour ne pas appeler un rien de poétique –ou supposée telle- ambiguïté. D’autres messieurs-dames se sont, mollement ou rageusement, chatouillé la couenne là où la tronche du monde leur fait bobo : chez les anglomachins, ça va des Beatles/Lennon à Prince en passant par à peu près la moitiés des non tout à fait crétins, mais toutes et tousse gardaient bien, ces vingt dernières années, d’en faire un fromage, ce n’eut point été trash, punk ni chic ; (…)

Et voici que, tout soudain, une Tracy Chapman venue d’on ne sait où bouleverse les charts de partout dont notre douillet Top 30 ordinairement content de lui pourvu qu’il célèbre les œuvres de Johnny Clegg (pas de musique) et de JJ. Goldman (pas de vertèbres). Or, et c’est là que les bras nous en tombent d’heureuse surprise, Tracy Chapman fait des tubes de ce qui la chagrine, et ces tubes sont forts, et sa musique est belle (…)

10 000 MANIACS

Sorti à Pâques dernier aux USA et en Angleterre, son premier album fut reçu par la critique avec d’abord une attention entièrement due au tout chaud succès de Suzanne Vega : sait-on jamais, la race des « auteurs compositeurs », comme on dit du bout des lèves, est peut-être en train de ressusciter ? Avec une légitime curiosité ensuite : mademoiselle Chapman ne cumule-t-elle pas les intéressantes qualités de chanteuses à textes et jeune femme noire (en d’autres termes, ne nous leurrons pas ; « Une folkeuse blackos ? Gaffe, ces jours-ci ! ») Avec un respect stupéfait, enfin : les chansons se tiennent, rendez compte ? ! Et rudement âs mal ! Tiens, ça nous rappelle le bon temps des protest-songs, on avait presque oublié…

Et la voix, malheur ! Foutre de voix profonde, sûre d’elle, intime et sans réplique ! ! Bénédiction que cette petite Tracy : une chanson d’elle et mon émission, ta tranche horaire et nos papiers glacés s’en trouvent justifiés, moralisés, pourquoi sanctifiés ? « Pourquoi » pas, le vieux tics ! … Mouvements dans les trèfonds des ventes, bouche à oreille que veux-tu, « Tracy Chapman » creuse un patient sillon.

Puis le Destin au front bas et pieds palmés s’en mêle. C’est Natalie Merchant, la leadeuse babouviste (partageuse, quoi, 1789 et suivantes, y a pas les amours violentes et trempées de Charlotte et Marat dans la BD révolutionnaire !) des 10,000 Maniacs, qui lui d ‘éclaireuse : intriguée, Natalie fait le voyage de Boston et choit sous le charme de Tracy seule sur scène. L’invite à Londres. Lui offre la première partie de sa tournée : « Deux fois sur trois, les gens, qui pour la plupart ne la connaissaient pas, l’ovationnaient debout : je n’avais jamais vu ça auparavant ! »

La rumeur enfle, l’album grimpe lentement. Les deux parviennent jusqu’à Ken O’Neill, chef de plateau du très prochain Concert pour Nelson Mandela : entre les grosses bébètes sombres ou blêmes habituelles, ne serait-il pas suprêmement judicieux d’inviter cette parfaite incarnation e la croisée des chemins que se doit d’être l’événement ? Banco !

Le jour dit, 11 Juin 1988 à 15 h de l’après-midi, Tracy Chapman, pas plus impressionnée que ça, pointe sa ferme et courte taille sur l’immense autel, sa frimousse de gamine obstinée à tresses désordonnées devant soixante-quinze mille personnes aux yeux ronds et balance trois morceaux. Silence goulu pendant qu’elle chante, déferlement d’enthousiasme quand elle s’en va. Mais papy Destin ne s’est pour une fois –et l’occasion, peut-être, ça arrive aussi !- pas levé du pied gauche – humaniste sans doute, mais pas gaucho quand même, hein ! pépé divinatoire….- ce matin-là un malotru irrespectueux , ayant piqué la clarinette de Stevie Wonder, docteur « Superstition » reste en rade. Et qui se voit désignée d’office pour tenter de combler la désastreuse absence –pas trop déstabilisante : il n’y avait pas tant d’artistes de couleur pour conspuer le régime de l’Apartheid du génial aveugle ? Mais notre Cendrillon extra-lucide, bien sûr !

A 17h40, elle remet bravement ça, et là, à sa stupeur autant qu’au soulagement des officiels , l’immense public se fait raz de marée et l’élit dame de proue de l’Affaire, figure du jour de l’année, toutes larmes de joie dehors et par acclamations ! Huit jours plus tard, l’album est n°2 en Angleterre –le restera deux mois, un demi-million d’exemplaires vendus, le single « Fast Car » suit, l’Amérique et l’Europe embrayent : la télévision, prise au col, n’aura pas noyé le poisson…

CHANTER

Tracy Chapman est née en 1964 à Cleveland, Ohio, USA. En guise de cadeau d’anniversaire pour ses quatre ans, son père met les voiles et disparaît. Sa mère Hazel, déjà pauvre comme Job, doit trimer coton pour assurer gîte et couvert à ses deux filles : standardiste à la mairie de sa banlieue, aide-dentiste, n’importe quoi convient à Hazel du moment que le trio ne crie pas famine. Car s’il est un bruit que rien ne doit couvrir chez les Chapman, c’est celui de la musique : gospel, soul, rock ou opéra, tout ce qui ravit l’âme est bon pour compenser l’absence de bidoche les jours de semaine. Mini Tracy se nourrit donc de Billie Holiday, d’Aretha, de Mahalia Jackson et de Joan Armatrading, toutes mamas emblématiques pas si faciles à digérer… Elle apprend en outre à jouer de la guitare et de la clarinette.
(…)
Tracy gagne une bourse et part dans le Connecticut puis le Massachusetts pour étudier la biologie, puis l’anthropologie. Peu prédisposée au gâchis de temps et d’argent, fut-ce celui, d’ailleurs si rare, de l’Etat, elle y excelle.

Mais chanter la taraude, écrire lui tient lieu d’austère distraction, et les cafés étudiants tendent traditionnellement leurs tabourets aux artistes en herbe : c’est là, parmi les conversations fumeuses de ses plus ou moins copains que le nom de Chapman, commence à se faire connaître. Un certain Brian Koppelman n’en rate pas une miette. Fils avis d’un éditeur de musique en pleine ascension, il invite son nez-creux de père à venir entendre la merveille. Estomaqué, celui-ci n’en croit pas ses esgourdes : voilà une jeunette noiraude qui ne craint pas pas d’entonner d’altiers et jolis refrains à propos de choses graves. Il boit cette voix so mûre, ces tons musclés, apprécie les savantes harmonies sur six cordes, chavire sous l’impact d’une personnalité qu’il devine considérable, taillée brut dans la pierre de l’authenticité, inespérée de fruste fraîcheur en ce milieu d’une décennie déjà bien faisandée. Hop, signée !

Mais Koppelman ne s’en tient pas là, et, tandis que Chapman écume les clubs folk de la région de Boston, constituant , soir d’émotions après soir de ferveur, son tout premier carré de fidèles, alerte Bob Krasnow, ci-devant big boss d’Elektra Records et, comme lui, ex-contestataires de ces sixties agitées aujourd’hui tant bien que mal ravalées. Krasnow, à son tour, fait des bonds : cette gosse a quelque chose d’unique, de précieux et de pur, de complexe et d’évident, de personnel et d’universel. Ses maquettes lui remontent à fond les tuyaux un moral que gâte trop de vain et frustrant mercantilisme : Tracy aura le producteur de son choix, un traitement à long terme et toute latitude de conduire sa carrière comme elle voudra : ne surtout pas briser l’envol de la colombe.

TYPHON

« Etre une nana en 87 mais pas Miss Monde ni clône de Madonna et ouvrir son premier disque sur une ballade mi-figue, mi-raisin intitulée « Talkin’Bout A Revolution », c’est littéralement s’exposer à : celle-là, elle a tout juste ou tout faux. Mais quoi qu’il es soit, des tripes de cette vigueur ça ne se loupe pas ! »
L’oracle du New-Yorker avait mis dans le mille : 87 marque les débuts d’un nouveau coup de balancier dans l’histoire chaotique de la zique populaire. Gavés de vidéos pacotille, de sous-hits au kilo inodores et sans saveur, les gens s’emmerdent sur les bords. Vieillissants, ils s’abandonnent à une de ces insidieuses nostalgies des temps préléthargiques où même les concepts en –isme se dansaient, quand le mot rock rimait avec choc en non toc. Jeunots, ils se lassent à vitesse grand V des ripolinés hâbleurs comme des minettes à chaleurs cathodiques ; et puis eux, la télé ne les bluffe pas : au bout d’un moment, Reagan, Maggie et Pasqua concentrent la sempiternelle éruption d’acné que même un consumérisme tempéré d’individualisme matois ne peut tout à fait ignorer sans danger. Mais ces trois clowns trouvent maître en la personne d’un de leurs collègues, Pieter Botha, maton-chef du régime tranquillement raciste d’Afrique du Sud. Lui a tout faux. Comme ont faux, plus proches de nous, les fascistoïdes lepenniens, les tueurs de Canaques de toutes nationalités ou les simples beaufs du samedi soir : en 88, un vent d’humanisme raisonnable mais solide et argumenté secoue les foules occidentales.

Ont logiquement tout justes celles et ceux qui l’agitent, l’étoffent. Le représentent jusqu’au cœur de ses plus étonnants paradoxes (Clegg), jusqu’aux fibres les plus charnelles de ses symboles sur pattes : Tracy Chapman. Dont l’apparence se veut aux antipodes des créatures en quadrichromie d’Hollywood ou de Paris-Les Halles. Dont la « sincérité » ne se discute tellement pas que même un Terence Trent D’Arby en devient une monstruosité du show-biz par comparaison. Dont le talent propre, pour finir, défie les paramètres vulgaires, ignore l’avant-l’après et décoiffe tous les pros, dans la foulée régénérés pour pas cher : c’est la camp de Chapman, ou la géhenne du feu !

Mais elle, que dit-elle ? Qu’un de ces quatre, il se pourrait que les pauvres en aient ras la fiole et le fassent sévèrement comprendre (« Talkin’Bout A Revolution »). Que les inégalités « génétiques » sont en fait sociales et, oui, appellent des solutions politiques (« Mountains O’Things »). Que les gentils garçons et filles qui s’imaginent pouvoir vivre d’amour et d’eau fraîche dans un tel contexte courent droit vers une vie médiocre, laide et dégradante (« From My Lover »). Bref, que es tables de la Loi, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen, ont besoin d’un vaste typhon de rajeunissement, et, dans le même souffle vital, et c’est au lit aussi, peut-être au lit d’abord, que ces choses –là se commencent, se lient, se font, se fondent.

Dignité. Qualité. Sa plus grave, se meilleure chanson, en tout cas la plus perso, murmure sans le moindre instrument que ce monde est une jungle, ce qu’on apprend à oublier.

Alors, quoi de neuf sous son soleil à elle ? Qu’elle au moins n’oublie pas, le chante à la perfection et y prend du plaisir. Lui mesurer le nôtre en est devenu tout bonnement impossible. C’est là son vrai miracle, à Tracy.

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